Diana Allan centre son travail sur la documentation de l’expérience des réfugié·es palestinien·nes au Liban. Archiviste, documentariste et, anthropologue, elle co-fonde en 2002 le projet collaboratif et activiste The Nakba Archives afin de combler le vide narratif dans l’histoire du peuple palestinien, dont les témoignages de la Nakba n’avaient jamais été documentés.
Avant la projection du court métrage Still Life (2007), la réalisatrice précise que les événements actuels en Palestine occupée ne sont pas de l’ordre d’une deuxième Nakba, comme on pourrait le croire, mais s’inscrivent dans une Nakba continuelle, depuis l’exil forcé de 700 000 Palestinien·nes en 1948 lors de la création de l’État d’Israël. Si les Palestinien·nes ne quittent pas Gaza c’est qu’ils savent qu’une fois partis, comme leurs ancêtres, ils ne pourront y revenir.
Still Life est un film explorant le processus de la mémoire, distinct du travail d’archive. Le film suit Said Ismael Otruk, un homme palestinien de 80 ans, qui raconte les événements de l’arrivée de réfugié·es à Sidon, au Liban, à partir d’une photo de lui prise dans sa jeunesse à Acre, sa ville natale. On l’observe reconstituer ses souvenirs de l’espace perdu en touchant délicatement les photos, les cartes, une affiche – les images ayant survécu au déplacement forcé – du bout des doigts. Derrière ses lunettes, ses grands yeux sont tournés vers la mémoire. «What can I remember? What should I want to remember… » peut-on lire sur le sous-titrage de sa parole, qui creuse la photographie, réminiscence des âges d’or, celui de la Palestine perdue, mais aussi de sa jeunesse.
La mémoire est réveillée par la mention des sens, le goût des poissons qu’il pêchait, des mets qu’ils cuisinaient. Il raconte comment les pêcheurs qui ont été réfugiés au Liban, dont il faisait partie, ont migré à travers l’eau, ont vécu dans les ports. Il raconte comment il n’a pas pu avoir accès à la mer qui lui permettrait de revoir la Palestine en pêchant, à cause de la réglementation coloniale. Allan ajoute par la suite que si les massacres sont documentés, que faire des autres types de souvenirs et attachements aux territoires ? Son film est une tentative poétique de combler les fossés de ce qu’il reste d’une vie disparue. Le temps était compté, le travail documentaire d’Allan a débuté au moment où la majorité de la première génération d’exilé·es n’était plus de ce monde. Le contexte de création de l’archive était également marqué par les débats suscité par les Accords d’Oslo de 1993, soit l’espoir du retour aux terres ancestrales. Plusieurs interprétations du titre sont possibles : Still Life comme si les personnes déplacé·es s’étaient figé·es dans l’exil, Still Life en référence à la relation symbolique aux images-mémoire, Still Life surtout pour cette attente dans laquelle s’arrêtent les vies.
Le plus frappant dans ce projet sont les formes plurielles et dynamiques que prend la mémoire dans le corps, comment celle-ci se déploie dans les gestes, dans la voix, à travers le chant. Chaque personne a une manière distincte d’exprimer ce qu’il y a au plus profond, comme Sa’da Hassan Al Kayed, originaire de Jidrū, chanteuse reconnue pour ses chants de lamentation, qui puise dans ses cordes vocales le souvenir du pays perdu.
Dans les camps de réfugiés au Liban, l’environnement même constitue en soi une archive, un corps vivant qui porte une parole qui lui est propre. Dans ces espaces, Allan a remarqué que ses habitant·es ont l’habitude de raconter les récits des exils au quotidien. Ces récits, archivés sous forme d’entretiens vidéos, sont connus de leurs communautés. Elle affirme qu’une historicité de l’écoute, se ressent parmi les habitant·es, dont l’histoire orale est cruciale pour la transmission intergénérationnelle : les palestinien·nes d’exilé·es ont compris l’importance de recueillir la parole des aînés pour lutter contre l’effacement de leur histoire.
The Nakba Archives est un projet continu auquel participent 28 chercheur·es palestinien·nes, dont la plupart mènent des entretiens auprès de leurs grands-parents. En 2011, la collection de plus de 500 entrevues filmées auprès de Palestinien·es issu·es de plus 150 villes et villages, a été donnée à l’Université américaine de Beyrouth, afin d’institutionnaliser cette mémoire et de la rendre accessible à un plus grand nombre. Depuis 2019, ces entrevues sont disponibles en arabe à travers la base de données Palestinian oral history archives. Sur le site de Nakba Archives, nous pouvons trouver des extraits sous-titrés en anglais. Diana Allan poursuit sa mission de documenter l’exil palestinien à travers l’art et la recherche, notamment avec la publication du livre Voices of the Nakba : A Living History of Palestine en 2021, ainsi que son prochain projet Past Continuous, explorant l’ontologie des camps de réfugiés, conçus comme des archives vivantes.
Compte rendu rédigé par Sidonie Gaulin
Biographies des intervenantes :
Diana Allan est professeure agrégée d’anthropologie et cinéaste à l’Université McGill, ainsi que codirectrice du Critical Media Lab. Elle est cofondatrice de The Nakba Archive, un projet de témoignage qui documente l’histoire de l’expulsion des réfugiés palestiniens au Liban en 1948. Elle est également l’auteure de Refugees of the Revolution : Experiences of Palestinian Exile (2014) et de Voices of the Nakba : A Living History of Palestine (2021). Ses films comprennent Still Life (2007), Terrace of the Sea (2010) et So Dear, So Lovely (2018). Elle est titulaire d’une chaire de recherche du Canada sur l’anthropologie des archives vivantes.
Myriam Amri est anthropologue, cinéaste et artiste visuelle. Elle termine son doctorat en anthropologie et études moyen-orientales à l’université de Harvard, où ses recherches portent sur la matérialité, la colonialité et le capitalisme en Afrique du Nord contemporaine. En tant que cinéaste et artiste visuelle, elle explore l’intimité, les crises et les dystopies par le biais de l’image en mouvement, de la photographie de film, d’installations et de son. Ses œuvres ont été présentées dans le cadre des expositions Protocinema à New York, Savvy Contemporary à Berlin, de la Biennale Jaou à Tunis et de NYU Gallatin Galleries. Elle est cofondatrice du collectif littéraire arabe expérimental « Asameena » et a reçu une bourse d’art visuel 2024 de la Fondation Suisse pour la culture.